Virgile Ittah et Kai Yoda
Issus de différentes cultures, les artistes Virgile Ittah et Kai Yoda ont décidé de former un duo artistique en 2016. Depuis, Ittah Yoda s'affirme comme une entité à part entière. Les plasticiens y expriment leur vision du futur de l'art et de la société dans des installations où les sculptures interagissent avec le spectateur, à l'aide d'un dispositif d'immersion en réalité virtuelle (VR).
Mis à jour le 28/05/2021
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Avant d'être un duo, vous avez chacun élaboré une pratique « solo ». Comment avez-vous scellé ce pacte artistique ?
Virgile Ittah : J'ai étudié la sculpture au Royal College of Art de Londres et mon histoire personnelle a largement inspiré mes premiers travaux. J'ai vite senti que le milieu de l'art me poussait dans cette direction, m'incitait à explorer ce rapport à mes origines et mon statut de femme artiste. Je ne souhaitais pas répondre à ces attentes et j'ai progressivement compris qu’il était plus intéressant d'inventer de nouvelles manières de penser la société à venir, plutôt que de m'enfermer dans le passé. À cette époque, nous réalisions déjà des expositions en duo avec Kai. Il m'a semblé que cette collaboration pouvait être le moyen de briser ces barrières, de faire en sorte que nos identités respectives ne soient plus reconnaissables dans nos œuvres. Ce fut très naturel de devenir un duo avec Kai car j’ai grandi en regardant mes parents travaillant ensemble en tant que partenaire, mais je n'avais jamais eu l’opportunité de collaborer en tant que duo auparavant.
Kai Yoda : J'ai grandi dans un milieu où le travail en groupe était quelque chose d'évident. Mes parents travaillaient également ensemble et j'ai grandi en les aidant de temps à autre. Ensuite, pendant mes études de photographie au Royal College of Art de Londres, j'ai toujours privilégié le travail de groupe. C'est d'ailleurs comme cela que j'ai découvert ma voie : après avoir finalisé un de mes projets, mes camarades ainsi que mon tuteur m'ont expliqué que la photo n'était pas mon médium. J'ai donc décidé de passer à la sculpture, mais, pour y arriver, j'avais besoin d'aide. J'ai passé une annonce. Parmi les centaines de réponses, il y avait celle de Virgile. Nous avons partagé notre atelier et c'est là que tout a commencé.
Duo, collectif, alter ego : qui est Ittah Yoda ?
Kai Yoda : Ce n'est pas vraiment un duo, mais une seule entité à part entière. Travailler à deux est moins important, pour moi, que de produire une œuvre de manière collective. Créer cette entité où nos identités se rejoignent me parait une bonne manière d'y accéder.
Virgile Ittah : Ittah Yoda ne se résume pas à la juxtaposition de nos deux noms. Il regroupe aussi tous ceux qui collaborent à nos œuvres : l’ artisan verrier de l'atelier Gamil, Marta et Tea Stražičić, deux sœurs originaires de Croatie qui programment nos œuvres de réalité virtuelle, bod [包 的巷] qui crée le son de la VR, ou les algorithmes 3D/VR avec lesquels nous réalisons nos travaux.
Nous avons décidé de juxtaposer nos deux noms de famille avec l'idée de brouiller davantage les lignes où le public ne peut pas vraiment identifier qui nous sommes et d'où nous venons. C'est aussi le même processus pour notre travail de sculpture en impliquant des formes primitives, archétypales dans notre pratique artistique où le public ne peut pas faire référence à une narration spécifique, une origine particulière.
De quelles influences se nourrit votre pratique ?
Kai Yoda : Quand nous avons commencé à collaborer, nous nous sommes aperçus que nous cherchions tous les deux un moyen de saisir le mouvement. De ce point de vue, Virgile a été très influencée par les sculptures de Rodin. J'ai, de mon côté, une grande admiration pour le travail d'Hiroshi Sugimoto, notamment sa série Seascapes, des prises de vues en pause longue de différents horizons en bord de mer qui traite du concept « deep time ».
Virgile Ittah : En général, les duos fonctionnent sur ce qu'ils ont en commun. Or, beaucoup de choses nous opposent : nos milieux, nos cultures, nos points de vue. Pour autant, nous essayons de faire de cette complexité une force, quelque chose qui enrichit nos œuvres.
Comment s'organise votre processus de création ?
Virgile Ittah : Le travail de création se fait de manière organique. Il n'y a pas de distribution des rôles à proprement parler, mais nos personnalités s'impliquent différemment à chaque étape. Ma nature m’incite à commencer une œuvre, tandis que Kai est plus enclin à l’achever. Au Japon, l'art de créer les compositions florales s'appelle l'ikebana. Je dis souvent que Kai est mon « ikebana master », parce qu'il peut passer un temps infini de manière passionné à composer nos installations.
Kai Yoda : La 3D introduit également une dimension importante. II y a quelque chose qui est de l'ordre de ce que j'appelle un « moment de chance ». On crée une forme, quelque chose qui provient de nous, puis on la place dans un système que nous n'avons pas conçu, qu'on ne contrôle pas totalement.
Virgile Ittah : Il s'agit d'une des particularités de la création avec le numérique. La 3D permet de travailler sur la variation, la répétition. Au début du projet, il y a cinq ans, nous avons modélisé et fabriqué en silicone la première sculpture « alpha ». Depuis, dans nos installations, chaque forme que nous réalisons est une altération de la précédente. Pour produire une nouvelle sculpture, nous travaillons avec des algorithmes de calcul qui modifient la forme précédemment modélisée. On ajuste ensuite au fur et à mesure, en fonction de notre attente et de la surprise générée par le résultat. Ce processus s'apparente à un travail collaboratif avec la machine.
Votre art se nourrit du quotidien, des technologies, des réseaux sociaux. Est-ce important, en tant qu'artiste, de rendre compte du monde contemporain ?
Virgile Ittah : La volonté de refléter les mouvements de la société est à l'origine de notre duo. À travers les réseaux sociaux, nous assistons à une révolution en termes de communication. Nous ne sommes plus face à une hiérarchie verticale, mais face à des structures de connexions que l'on peut comparer aux rhizomes. Les mouvements #BlackLivesMatter et #MeToo ont eu une grande importance pour nous. Nous tentons ainsi de redessiner ce nouveau système de communication dans notre travail où le public est impliqué en tant que participant actif et peut altérer les formes de notre installation et œuvre VR par la communication avec l’intelligence artificielle. Nous tentons ainsi de créer une nouvelle réalité à l’aide d’un réseau rhizomique de connexions entre l'œuvre et le spectateur, reliant réalités virtuelles et physiques, à l’origine de nouveaux paysages et du monde à venir.
Vous avez participé en 2020 à la résidence d’écriture Arles VR, lancée par l’Institut français et Fisheye. Vous étiez par ailleurs en résidence à la Cité internationale des Arts à l’automne 2020. Quels projets y avez-vous développés ?
Kai Yoda : La résidence d’écriture VR avec l'Institut Français à Arles a été une étape importante dans le développement de l'écriture de notre nouvelle œuvre VR. Nous avons eu l’opportunité de rencontrer des professionnels français et étrangers de l'industrie de la VR, ce qui nous a permis d’atteindre une approche plus réaliste en ayant plus d’outils afin de développer un projet VR plus ambitieux et complexe. Notre objectif, désormais, est d’intégrer l’intelligence artificielle dans notre prochaine œuvre VR afin de développer un organisme presque autonome, comme un être vivant avec sa propre intelligence, différente de celle des êtres humains. Nous visons à développer un nouveau modèle de communication visuelle entre l'IA et l'être humain via une plateforme VR. Ce projet de réalité virtuelle fera partie d'une installation immersive grand format nommée CHRONOS où le public deviendra un participant actif de l'œuvre.
Virgile Ittah : À la Cité internationale des arts, de nombreux conservateurs nous ont interrogés sur la portée écologique de notre travail, sur le fait de travailler avec de la résine. Nous avons pensé qu'il serait important de nous remettre en question sur le sujet des enjeux environnementaux et de refléter la société de demain par de nouvelles approches. C'est ainsi que nous passons progressivement de la résine au verre, en développant une collaboration avec l'atelier Gamil.
Nous développerons également dans les prochains mois, avec un laboratoire océanographique en France, un liquide à base de phytoplancton qui sera placé dans des œuvres soufflées en verre et diffusera un effet potentiellement thérapeutique sur le public durant l’installation.

Virgile Ittah et Kai Yoda ont été lauréats de la résidence d’écriture VR 2020 initiée par l’Institut français et le VR Arles festival.