Yara Bou Nassar
Yara Bou Nassar est une artiste, metteuse en scène et écrivain libanaise. Son travail explore l’identité en déconstruisant les souvenirs et les comportements collectifs quotidiens. Elle est actuellement en résidence via le programme de l'Institut français à la Cité internationale des arts pour travailler sur le projet Adventures of a Hypothetical Self.
Mis à jour le 16/04/2021
5 min
Le projet Adventures of a Hypothetical Self sur lequel vous travaillez au sein de la Cité internationale des arts, prend comme point de départ l’expérience vécue par vos parents à Paris et leur décision de retourner à Beyrouth afin d’étudier les thèmes de l’identité et du choix. Quelles étaient vos intentions lorsque vous avez créé cette pièce ?
Je m’intéresse à la manière dont l’environnement nous influence et au rôle considérable que jouent les rencontres que nous faisons et les villes que nous habitons sur notre évolution. Je pars souvent d’un point de vue intime afin d’aborder un sujet plus vaste. L’histoire de ma famille suscite des questions sur l’identité et l’appartenance, mais aussi sur le timing et les circonstances dans un processus de prise de décisions. Je souhaite réexaminer la notion de choix. Nous faisons parfois un choix délibéré, mas c’est un luxe que nous n’avons pas toujours. Il arrive que les coïncidences entraînent différents événements et que nous tentions d’y faire face du mieux que nous pouvons. Je suis intriguée par la myriade de coïncidences propres aux rencontres : le lieu où nous nous trouvons, l’endroit où nous choisissons d’aller ou celui où nous sommes obligés de nous rendre. Il est important de préciser que cette représentation n’a pas pour but d’idéaliser les occasions manquées ou de nous demander si ce qui aurait pu arriver aurait été meilleur ou pire.
Comment avez-vous mêlé réalité et fiction dans cette pièce ?
À travers les entretiens que j’ai réalisés pour la représentation ; je ne fais que relater différents événements tels que je les perçois et tels que mes parents s’en souviennent. Le processus d’écriture est riche en « personnages » aux différents discours. Une partie du texte revêt par exemple une dimension documentaire. Elle raconte l’histoire de trois membres de ma famille. L’un d’entre eux est décédé et ne peut donc plus témoigner. Une nuance est automatiquement présente : celle de l’absence et de la reconstruction d’une histoire basée sur les récits que j’ai entendus auparavant et sur ce qui demeure entre réalité et imaginaire. Une autre partie du texte comporte des suppositions, des impressions, et des instants de fiction. J’ai pour habitude de brouiller les limites entre les faits et la fiction dans mon travail.
La ville de Paris est constamment idéalisée au cinéma et dans la littérature. Quel a été votre sentiment lorsque vous avez enfin pu vous y rendre en 2018 ?
À mes yeux, Paris est clairement associée à la culture et à la langue en général, mais je n’ai jamais vraiment idéalisé la ville. Les membres de ma famille avaient des liens étroits avec Paris et ils m’avaient fait part de nombreux récits. Lorsque je me suis rendue à Paris, j’avais déjà une association visuelle liée à ces histoires. Selon moi, il n’y a rien de tel que d’habiter une ville pour la découvrir. C’est ainsi que j’ai apprivoisé Paris.
Vous avez effectué des recherches lors de votre séjour : vous avez retracé le parcours de vos parents à Paris et visité les lieux qui ont compté pour eux. Cela vous a-t-il permis de mieux comprendre Paris, et si oui, de quelle manière ?
Mon objectif n’est pas de mieux comprendre la ville. Je souhaite me représenter les personnages de mon histoire à une autre époque, ainsi que ce que Paris représentait pour eux. Il s’agit de leur histoire en lien avec la ville. J’ai également pris des photos et des notes d’après les situations auxquelles j’ai été confrontée lors de mes promenades. Il s’agit pour moi d’une source d’inspiration afin d’écrire différents textes de fiction.
Après avoir passé plus de temps à Paris récemment, en quoi pensez-vous que grandir ici, plutôt qu’au Liban, aurait pu avoir une incidence sur votre propre sentiment d’identité ?
C’est impossible de répondre à cette question. Ce que je sais, c’est que mon sentiment d’appartenance est en perpétuel mouvement. J’appartiens à différents lieux à des moments différents. Je crois que, quel que soit l’endroit où nous grandissons, nous nous posons des questions pressantes sur notre identité et notre sentiment d’appartenance. Ces questions diffèrent en fonction de nos perspectives, de nos privilèges, de nos traumatismes. Je ne peux pas savoir quelles auraient pu être ces questions si j’avais grandi ailleurs, mais je suis sûre qu’il y en aurait eu beaucoup. L’endroit où nous grandissons nous façonne dans une large mesure, mais il est important de ne pas être vu qu’en fonction de nos origines.
Le lien qui vous lie à Beyrouth et votre volonté d’y rester malgré la situation sociale et politique tourmentée semble être un thème récurrent dans votre travail. Vos recherches vous ont-elles aidée à comprendre vos choix ?
Le lien qui me lie à la ville en général et aux personnes qui m’entourent constitue davantage un thème récurrent dans mon travail qu’une volonté de rester à Beyrouth. Je m’intéresse au comportement physique dans la sphère publique et dans l’espace privé. Notre réalité physique est liée à ce que nous vivons dans une ville. Cela nous marque. Je ne suis pas ici en quête de réponses. J’ai jusqu’à présent posé davantage de questions, non seulement sur moi, mais aussi sur les personnes qui m’entourent et dont les interrogations recoupent les miennes.
La situation complexe des femmes au Liban et dans les territoires environnants est clairement un sujet qui vous passionne. Quel accueil le public et les critiques locaux réservent-ils à votre travail sur ces thèmes ?
J’aborde souvent des sujets complexes grâce à des histoires intimes, au corps, à la déconstruction des détails quotidiens. Les détails nous permettent de tisser des liens solides. Pour moi, les détails sont politiques. Je suis heureuse que mon travail suscite des discussions. Je crois aborder les questions liées à l’égalité des sexes, au sexisme, au racisme, à la violence ou à la censure dans la façon dont je choisis de vivre ma vie ou dont je choisis d’affronter certaines situations. Cela fait systématiquement partie de mon travail, d’une certaine manière. Selon moi, mon travail et ma vie quotidienne sont le prolongement l’un de l’autre.
L’exploration de l’identité fait partie intégrante de votre travail. Dans quelle direction cela vous mènera-t-il ensuite ?
Depuis le début de l’année 2019, je travaille sur une représentation théâtrale intitulée Tomorrow is the Best Day of my Life (première à l’automne 2021). La représentation réunit des fragments de fragilité et de résistance dans un instant d’intimité. Il s’agit de disséquer les habitudes, les souvenirs et les obsessions liés à la dynamique familiale, aux traumatismes et aux relations. La représentation dévoile les pulsions intimes issues de l’enfance, tout en s’interrogeant sur la légitimité de la préservation du souvenir grâce à l’image et la transformation de l’espace privé en temps de guerre. J’ai commencé à travailler dans une atmosphère très mouvementée, puis le texte a vu le jour. Le texte est le point de départ de ce projet que j’élabore lors de mon séjour au sein de la Cité internationale des arts. Je suis curieuse de voir la différence de forme que prendront ces deux projets, malgré les thèmes qui se recoupent.
Lauréate du programme de résidences de l'Institut français à la Cité internationale des arts, Yara Bou Nassar est actuellement à Paris pour travailler sur son projet Adventures of a Hypothetical Self.
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