« Crises et distances » par Lisiane Durand
Lisiane Durand est partie en Grèce au mois de janvier 2020 poursuivre des recherches pour son prochain livre autour d’Alexandros Grigoropoulos, jeune adolescent de 15 ans tué par un policier en 2008. Quand la Grèce a fermé ses frontières puis est entrée en confinement, l’écrivaine a décidé de rester. Et a poursuivi ses recherches autrement. Elle partage ici ses réflexions, et notamment « le pas de côté » indispensable à l’écriture, plus que jamais nécessaire dans le contexte de la crise sanitaire, mais d’autant plus difficile à faire.
Mis à jour le 25/05/2020
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« Je suis venue en Grèce pour écrire mon prochain texte. Dans mes bagages, une question large qui traverse ma recherche : c’est quoi être jeune aujourd’hui ? L’idée de ce texte vient d’une rencontre. En 2018, j’ai vingt-trois ans. Je travaille au théâtre national d’Athènes et je fais la connaissance d’un garçon de mon âge. Il me parle un jour, au cours d’une balade près de son ancien lycée, de l’histoire d’Alexandros Grigoropoulos, un adolescent de 15 ans tué à Athènes en 2008 par un policier. Suite à ce meurtre, de violentes émeutes ont agité la Grèce pendant des jours. Ces émeutes sont menées, entre autres, par les jeunes de la « génération des 700€ », en référence au salaire moyen qui les attend à la fin de leurs études, en Grèce, dans le meilleur des cas.
Alexandros et mon ami étaient dans le même lycée. À l’occasion de la mort de l’adolescent, il a dû écrire et prononcer un discours face aux élèves de l’école car il était délégué de classe. Cet épisode avait très clairement marqué l’adolescence de mon ami, dont je me souviens encore du témoignage avec émotion. J’ai donc entrepris de raconter l’histoire de Grigoropoulos à travers les yeux de ceux qui sont restés, à travers les yeux d’un de ses camarades et des autres. Tout ceci dans le but de dresser un tableau de la jeunesse grecque d’aujourd’hui, après les crises successives que le pays a connues.
Entre temps, j’ai rencontré d’autres jeunes ici. J’ai rencontré des personnes qui sont maintenant mes amis, des personnes qui ont environ l’âge qu’aurait Alexandros, et dont le parcours de vie me paraît symptomatique d’un questionnement en cours, profond, de la jeunesse en Europe. Mais en Grèce, ce questionnement me parait plus pressant, plus âpre qu’ailleurs. Je perçois sensiblement le conflit qui règne entre les aspirations individuelles et le contexte politique et social qui les brime. L’étude de cas s’est donc élargie et chaque itinéraire individuel que j’ai rencontré nourrit mes interrogations et alimente cette question qui me taraude depuis quelques années maintenant : comment, à un âge où, plus que jamais, on tente de bâtir notre existence en fonction de nos rêves, de nos aspirations, invente-t-on une vie de laquelle l’espoir n’est pas totalement absent quand tout, au dehors, semble ébranler nos certitudes ?
Jean-Pierre Sarrazac, dans son ouvrage L’Avenir du drame, développe la notion du « pas de côté » nécessaire à l’écriture afin d’atteindre le cœur d’une problématique. Il pointe ici du doigt la distance nécessaire au créateur, mais aussi la stratégie du détour qu’il adoptera, dans l’écriture-même, pour saisir la profondeur d’un sujet d’étude. Cette notion m’a toujours parlé, moi qui, dans mon travail, collecte beaucoup de matières brutes : des témoignages, des documents divers, des expériences de vie personnelles. Le pas de côté est donc toujours nécessaire afin de rendre partageable à un lecteur ce réel imposant, intime, saisissant, qui parfois peut nous pétrifier, nous couper le souffle, nous rendre impuissant. Le développement de la puissance fictionnelle de ce réel est une manière de faire ce détour. Mais quand le réel envahit notre vie intime, nous pétrifie malgré nous, comment le repousser pour écrire ?
En ce moment, nous avons « le nez dans le guidon ». À ces nombreuses crises que j’ai évoquées et que la jeunesse connaît, s’ajoute une nouvelle crise, inédite : la crise sanitaire dans laquelle nous sommes tous. Le pas de côté est donc plus que jamais nécessaire mais aussi plus que jamais difficile à faire. Être jeune, en ce moment même, dans ce contexte de crise mondiale où tout semble nous tomber des mains, est questionnant, remuant, interroge encore plus vivement notre avenir et notre possibilité à le construire. Personnellement, la situation m’atteint. Je n’ai de cesse de penser à mes amis qui bataillent pour construire leur vie sur des fondations plus que jamais branlantes. Ces personnes, jeunes, grecques, que j’observe depuis quelques mois maintenant, ont connu de nombreuses crises déjà ; l’atmosphère qui ceinture leur vie est pesante depuis des années. En tant que jeune autrice qui cherche cette distance nécessaire à l’écriture, je me retrouve également plongée dans la tourmente.
Ces derniers jours, j’ai repensé au film de Konstantínos Giánnaris, From the Edge of the City, qui nourrit mon questionnement autour de notre jeunesse confuse. Au début de ce film, le jeune Sasha contemple Athènes, en hauteur, depuis sa banlieue, de loin, exclu, comme s’il se demandait s’il pourra un jour la modeler, la pénétrer, faire partie de son tout. Je ne m’identifie pas au personnage de Sasha qui connaît une autre réalité sociale que la mienne, mais, très souvent en ce moment, je monte machinalement sur la colline de Stréfi qui se trouve près de mon lieu de résidence. Et quand je regarde Athènes, je ressens ce sentiment d’exclusion, ce sentiment d’être hors du monde, isolée, rejetée. Mais ce regard qui plonge sur la ville est aussi illusionné, envieux. Le regard que Sasha porte, le regard que je porte sur Athènes, est contemplatif et distant. Il n’amène pas à une action directe sur le monde. On pourrait le penser inutile mais, cependant, dans ce regard, il nous reste la puissance invaincue de fantasmes et d’imagination qui nous permet de nous questionner sur ce que nous avons sous les yeux. Ce regard à distance se construit pour, peut-être, inventer de nouvelles manières d’habiter ce monde qui se trouve à nos pieds.
Malgré tout, ce texte que j’écris en Grèce, il me faut le poursuivre. Car si nous avons « le nez dans le guidon », c’est que nous avons aussi besoin d’instruments émancipateurs pour en sortir. Mais pragmatiquement, ma manière de travailler est impactée par le confinement : je n’ai plus la possibilité d’aller interviewer les gens, de les questionner, de vivre avec eux leur quotidien. Et puis, comme je l’ai dit, le réel nous écrase émotionnellement. Comment invente-t-on des moyens détournés de résistance face au réel qui me bride moi et les personnes que je côtoie ? J’ai donc essayé d’inventer un autre protocole de travail.
Il y a quelques jours, j’ai cherché un moyen pour rentrer en contact avec mes amis afin de continuer mes recherches. J’ai demandé à ceux qui avaient un intérêt particulier pour la photo, ou ceux que j’avais simplement envie d’interroger, de choisir deux photographies qu’ils avaient prises eux-mêmes. Une des photos pouvait évoquer l’état émotionnel dans lequel ils se trouvent, et l’autre le futur et comment ils le perçoivent ou le fantasment. Il est difficile d’entrer frontalement dans ce genre de considération. Parler du futur en temps normal n’est pas chose aisée, je l’ai constaté au cours de ma résidence. Mais en ce moment, quand l’horizon semble bouché, la tâche est d’autant plus ardue. Je me suis dit qu’à travers un médium, il serait plus facile de se livrer.
Grâce aux clichés que m’ont envoyés mes amis, je me nourris du regard qu’ils m’offrent et dans lequel se cachent, en germe, de nouvelles pistes pour redescendre de la colline, pour appréhender le monde qui se trouve sous nos yeux, et donc pour l’écrire.
Avec l’aimable permission des photographes, je partage ici les regards que j’ai eu la chance de récolter. »
Lisiane Durand – Athènes, avril 2020
En 2020, Lisiane Durand est lauréate du programme Stendhal de l'Institut français, lui permettant de bénéficier d’une bourse d’écriture afin de se rendre en Grèce.
Le programme Stendhal permet à des auteurs français ou résidant en France de partir dans un pays étranger travailler à un projet d’écriture en lien avec le pays.