Le polar français, libéré des contraintes du genre
Passé, en quelques décennies, de la littérature de « gare » au statut de best-seller de l'édition, le roman policier français contemporain a su se libérer des contraintes du genre pour permettre l'émergence d'auteurs au regard singulier. Petit tour d’horizon, à l’occasion du festival Quais du Polar, qui se tient à Lyon du 29 au 31 mars.
Publié le 21/03/2019
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Bien installé dans le cœur des lecteurs français – en 2018, un roman sur cinq qui est acheté en France est un roman policier selon le Syndicat National de l'Édition –, le polar s'affirme depuis plusieurs années comme un des genres littéraires les plus populaires de l'édition. Dans ce secteur foisonnant, les œuvres « made in France » vibrent d'une énergie nouvelle et se taillent désormais une place de choix parmi les classiques anglo-saxons ou scandinaves qui remplissent les rayons des librairies depuis le début des années 1990.
Dernière preuve en date : le prix Princesse des Asturies 2018, souvent présenté comme le Nobel espagnol, remis à l'auteur française de polar Fred Vargas pour l'ensemble de son œuvre, dont le jury a salué la « portée universelle ». Dans le sillage de l'auteur de Pars vite et reviens tard – son plus gros succès de librairie, publié en 2001 et vendu à 985 000 exemplaires –, une génération d'auteurs contemporains renouvelle les codes du genre, séduisant progressivement une audience externe au cercle des amateurs de roman noir. Ils incarnent, chacun à leur manière, un genre protéiforme qui interroge avec crudité les maux de la société.
De la série « noire » aux collections « blanches »
Depuis l’apparition du mot d'argot « polar » dans les années 1970 pour désigner d’abord au cinéma, puis en littérature, les productions qui touchent à l’univers policier, le genre s’est intimement teinté d’une couleur singulière, déclinée jusque dans les noms de collections qui lui sont dédiées : « Série noire » (Gallimard), Rivages/noir (Rivages), Actes noirs (Actes Sud).
Pourtant, s’il est lié au roman policier, le roman noir demeure un genre à part entière qui se consacre plus spécifiquement aux franges marginales de la société. Lorsqu’il n'y a pas de policiers dans le « polar », il reste des âmes naviguant dans les zones particulièrement obscures du crime organisé, des trafics en tous genres ou du terrorisme. L’ambitieux diptyque Pukhtu de DOA (2015 et 2016) en constitue un exemple emblématique. Sa description clinique de l'état du monde laisse peu de place à l’espoir : pour cet auteur dont le nom, sous forme d’acronyme, est lui-même une référence à un film noir américain datant de 1950, Dead On Arrival de Rudolph Maté, la littérature noire doit assumer sa part de pessimisme, car « dans le vrai roman noir, il y a un événement qui crée le chaos, et, au mieux, on revient au chaos du départ ».
Si l'univers décrit est sombre, la structure narrative du genre, fondée sur l'enquête et la tentative (réussie ou non) de résoudre un conflit initial, a quelque chose d'universel qui lui permet d'entretenir une certaine porosité avec d'autres genres. Le cycle Malaussène, publié de 1985 à 1999 par Daniel Pennac, incarne à la perfection la façon dont le polar français oscille entre les formes. Initialement publiées dans la « Série Noire » (Au Bonheur des Ogres en 1985, suivi de la Fée Carabine en 1987), les aventures du bouc-émissaire qu’est Benjamin Malaussène se poursuivent dans la collection blanche chez Gallimard dès La Petite Marchande de prose (1990), sans jamais abandonner le mélange d'intrigues policières, de loufoquerie et d'invention verbale qui fait leur sel. Autre emblème de cette perméabilité des formes, Pierre Lemaître qui entame sa carrière avec des polars conçus comme autant d'exercices de style en forme d'hommages littéraires (James Ellroy dans Travail soigné en 2006) ou cinématographiques (Alfred Hitchcock dans Robe de marié en 2009), avant de glisser vers la fresque picaresque et d'obtenir le prestigieux Goncourt pour Au revoir là-haut (2013).
Critique sociale et politique
Pour ces auteurs qui s'inscrivent dans la lignée du roman noir, l'exploration des bas-fonds constitue le moteur idéal pour poser un regard sans concession sur le monde contemporain. Parmi eux, Jean-Bernard Pouy considère d’abord le polar comme « un genre militant » où peut œuvrer une authentique critique sociale et politique. Sa verve féroce et volontiers libertaire a ainsi trouvé une forme d’expression dans le personnage de détective anarchiste Gabriel Lecouvreur dit « Le Poulpe », héros d'une série de près de 300 polars publiés depuis 1995, sous la plume, entre autres, de Sébastien Gendron, Caryl Férey ou Didier Daeninckx.
En parcourant les meilleurs polars français contemporains, le lecteur visualise une cartographie des maux qui rongent la planète de l’intérieur. L’apartheid constitue ainsi la toile de fond de Zulu de Caryl Férey (Prix Quais du Polar en 2009) transformant un thriller tendu et violent en une brûlante fresque sociale qui interroge les rapports Nord/Sud. Avec Pur (Grand Prix de littérature policière 2013), Antoine Chainas décrit quant à lui dans un style âpre une France tentée par les extrémismes et les dérives sécuritaires. Autant d’exemples de la force politique et provocatrice avec laquelle les auteurs français bousculent le monde du polar.
Des auteurs décomplexés
Longtemps, en matière de polar, les Français ont œuvré dans l’ombre de contrées plus en vue. La nouvelle génération d’auteurs semble avoir réussi à inverser la tendance : l’émergence de ce qui fait figure désormais de véritables classiques imposant la force de leur imaginaire a joué un rôle prépondérant. L’œuvre de Fred Vargas, hantée par les peurs ancestrales – le loup, l’épidémie – semble autant relever de l’enquête que du conte. Avec leurs forêts oppressantes et des énigmes cryptiques, ces romans à la poésie toute singulière opèrent une fusion entre les enquêtes façon Rouletabille d’un Gaston Leroux et le macrocosme du polar contemporain, sombre et violent.
Désormais, les auteurs français n’ont plus peur de se confronter à leurs pairs ou de mélanger les genres pour amener le polar sur d’autres terrains. Le succès d’Aux animaux la guerre de Nicolas Mathieu en 2014 révèle avec précision l’énergie débridée qui anime le genre. Cette fresque sur fond de crise économique et de fermeture d’usine lie avec lyrisme la chronique sociale, le tableau réaliste d’une population déclassée et les codes de la tragédie classique.
Face à un polar scandinave dont le style et les figures peinent à se renouveler, le roman policier français assume son caractère protéiforme et son recours à des techniques narratives directement issues de la littérature classique comme de la série TV. Pionnier dans le registre, l'auteur des Rivières Pourpres (1998), Jean-Christophe Grangé, construit ses intrigues foisonnantes comme des feuilletons afin de maintenir le lecteur dans la même tension qu'un spectateur de séries.
Pas étonnant, dès lors, que le grand et le petit écran regardent de plus en plus vers ces œuvres aussi addictives qu'originales. Jean-Christophe Grangé, mais aussi Jérémie Guez (auteur du Dernier tigre rouge, 2014) ou Elsa Marpeau (Les Yeux des morts, 2011) œuvrent régulièrement comme scénaristes pour le cinéma. La télévision s'est quant à elle récemment approprié Aux Animaux la guerre et le best-seller de Joël Dicker, La Vérité sur Harry Québert. Un autre moyen de faire rayonner le polar français contemporain sur la scène internationale.
L’Institut français est partenaire du festival Quais du Polar. Il organise la venue de 17 éditeurs, programmateurs et directeurs de manifestations culturelles étrangers dans le cadre de son programme Focus Livre.