Eli Commins
L’auteur et metteur en scène Eli Commins vient d’être nommé directeur du Lieu unique, scène nationale de Nantes. Son théâtre explore des formes textuelles non-linéaires et fait appel aux médias numériques.
Mis à jour le 26/07/2021
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Pourriez-vous revenir sur votre parcours ? Qu’est-ce qui vous amené à développer des projets artistiques transdisciplinaires ?
J’ai commencé comme auteur de théâtre. Mais j’avais du mal à me satisfaire du fait que le texte était abordé de manière statique, plus ou moins fixé avant le travail au plateau. Petit-à-petit, je me suis alors intéressé à des formes de textes qui s’organisaient autrement, et qui puissent faire partie intégrante de la représentation. J’étais attiré par les imprévus, par les petits accidents qui surviennent à cette étape. En tant qu’auteur on est un peu placé à l’extérieur de ce processus, qui est confié à un metteur en scène ou à une metteuse en scène. A l’époque, les réseaux sociaux commençaient à devenir populaires, et j’ai investi ce nouveau terrain. Je me suis mis à créer des arborescences, des textes qui fonctionnaient un peu à la manière de jeux vidéo. C’est le numérique qui m’a permis d’expérimenter ces nouvelles formes.
Est-ce que cela a modifié votre rapport à l’écriture ?
Quand on commence à toucher aux modes d’écriture, c’est toute la chaîne des métiers de la scène qui s’en trouve bouleversée : metteurs en scène, scénographes, acteurs, ingénieurs sons et lumière, spectateurs, toutes et tous sont confrontés à des questions nouvelles. Face à un spectacle de théâtre « conventionnel », il y a beaucoup de présupposés : le silence, la position assise, le type d’écoute. C’était intéressant pour moi de proposer au public des situations physiques différentes : les allonger, les déplacer d’un point à un autre, leur fournir un casque de réalité virtuelle, jouer pour un spectateur unique, ou proposer un spectacle qui dure trois semaines.
Comment en êtes-vous arrivé ensuite à vous investir dans la médiation culturelle ?
A travers la mise en scène, je créais des situations assez particulières, très différentes d’un spectacle classique qui commence à 20h30. Cela m’a amené à multiplier les contacts avec les directions des établissements avec lesquels je travaillais. C’est donc progressivement que j’ai commencé à m’intéresser au fonctionnement de ces lieux. Cela s’est matérialisé quand je suis devenu directeur adjoint de la Panacée à Montpellier en 2011. Encore une fois, mon parcours a joué : je catégorisais ma pratique comme du « théâtre », mais c’était plus facile pour moi de la montrer dans le milieu des arts visuels, où le mélange des médias ne pose aucun problème depuis longtemps.
Vous avez précédemment travaillé au ministère de la Culture, où vous avez coordonné des projets numériques et pluridisciplinaires en lien avec les arts visuels, le théâtre, la danse et la musique. Que retirez-vous de cette expérience ?
Mon poste était très transversal, j’avais donc le privilège de pouvoir m’intéresser à un panorama de formes extrêmement large. J’étais plus spécifiquement en charge du volet numérique, avec trois missions principales : accompagner la création, accompagner la transition numérique des lieux culturels, et accompagner mes collègues sur ces questions. Ce que j’ai pu constater, c’est que beaucoup d’artistes avaient du mal à entrer dans des catégories préexistantes : j’accueillais donc celles et ceux qui étaient hors des formats et des circuits de diffusion habituels. J’ai contribué à la création du dispositif Chimères, qui propose un accompagnement renforcé dans la recherche de formes scéniques nouvelles.
Vous venez d’être nommé à la direction du Lieu unique, la scène nationale de Nantes. Quels sont les grands axes autour desquels vous souhaitez orienter cette institution ?
J’aime la situation suivante : on voit une affiche avec écrit « théâtre » dessus, on se rend au spectacle, et en ressortant on se dit « ah, je ne savais pas que ça c’était du théâtre ». Toutes les formes qui surprennent et qui étonnent m’intéressent, autant dans les propositions artistiques que dans le lieu lui-même. Ce qui est formidable avec le Lieu unique, c’est l’addition de fonctions très différentes : une salle de spectacle, un grand lieu d’exposition, un restaurant, un bar, un salon de lecture, un hammam, une crèche, et bientôt la Tour Lu, vrai-faux reste de l’usine de biscuits. L’idéal pour moi serait de préserver cette dimension : un lieu où l’on vient pour vivre, retrouver des amis. Côté artistique, je m’intéresse aussi tout particulièrement aux formes qui regardent le monde réel. Le Lieu unique a toujours été un lieu ouvert sur le monde et sur l’Europe, et je souhaite continuer à faire découvrir des jeunes scènes émergentes et mondiales. Bien qu’il s’agisse d’une scène nationale, et donc d’un lieu institutionnel, c’est aussi un espace qui a une touche underground, un peu sauvage. On vient s’y faire bousculer, voir des choses un peu rugueuses, qui peuvent polariser. Je souhaite aussi préserver cet aspect.
L’ouverture prochaine de la Libre Usine, qui dépendra du Lieu unique, devrait permettre d’investir en particulier sur la production et la création de spectacles vivants. Comment ce processus va-t-il s’articuler avec la programmation du Lieu unique ?
Jusqu’à présent, le Lieu unique était avant tout un lieu de diffusion. Son centre de gravité va désormais se déplacer vers la création, grâce à un nouveau lieu consacré à des résidences et à la recherche artistique. Mon propos est aussi de me mettre à l’écoute des cultures contemporaines, que l’on trouve sur les réseaux ou dans la rue. Au-delà de la diffusion, j’aimerais que nous soyons aussi dans une logique d’écoute et d’accueil.
Comment le Lieu unique est-il parvenu à fonctionner durant la pandémie et comment appréhendez-vous la réouverture progressive des lieux de culture ?
Pendant la pandémie, Le Lieu unique a fonctionné à plein régime grâce au streaming, ce qui a permis de continuer à rémunérer les compagnies et les professionnels mobilisés sur les montages. Depuis le 19 mai, le Lieu unique a rouvert, avec des jauges limitées pour le moment, et nous avons pu sentir l’enthousiasme et l’émotion des retrouvailles avec le public. Ce fut un moment très fort, dont nous sentions la portée historique. Mais je n’oublie pas que nous entrons dans une phase de reconstruction après la crise exceptionnelle qui a frappé les métiers de la culture.
Pensez-vous que la pandémie va changer durablement le fonctionnement des lieux culturels, et plus largement les façons de produire et de présenter les œuvres ?
Il a beaucoup été dit que la pandémie aura été l’occasion d’une intégration plus profonde des médias numériques dans les activités culturelles. De fait, certains artistes, et certains lieux, ont inventé et diffusé des formes novatrices, en allant au-delà du modèle de la captation classique, en multipliant les modes de communication. Mais je constate aussi que les cultures contemporaines sont multiples et parfois divergentes par rapport au numérique. Il reste donc encore beaucoup à faire et à inventer.
Le Lieu unique est un quartier général de la Saison Africa 2020 et accueille notamment l'exposition UFA – Université des Futurs Africains.