Emmanuel Ruben
À l'occasion de la sortie de son ouvrage, Sur la route du Danube, l'écrivain et géographe Emmanuel Ruben évoque son périple à travers l'Europe, le caractère protéiforme de son texte et sa place dans son cheminement d'auteur à l'approche des élections européennes.
Mis à jour le 17/05/2019
5 min
Ancien élève de l’École Normale Supérieure et agrégé de géographie, Emmanuel Ruben a construit, en 10 livres, les fondations d'un univers littéraire où les disciplines et les genres se mélangent avec aisance. Ayant fait des frontières, de l'histoire et du voyage ses thématiques fétiches, il publie aujourd'hui Sur la route du Danube, le deuxième épisode d'une « saga européenne » ouverte par La Ligne des Glaces (sélectionné pour le Prix Goncourt) en 2014. Il est actuellement le directeur de la Maison Julien Gracq, située à Mauges-sur-Loire dans le Maine-et-Loire.
L'Europe est au cœur de votre recherche et de vos écrits. En quoi la poursuite du Danube vous paraissait-elle l'angle idéal pour l'évoquer à nouveau ?
Le Danube est le deuxième plus grand fleuve d'Europe après la Volga et le fleuve mondial qui traverse le plus de pays – 10 en tout . Avant le voyage, nous avons acheté des cartes de tous les pays que nous allions traverser et avons tracé notre itinéraire. Nous nous sommes rendus compte que le Danube était encore une frontière entre l'Union Européenne et le reste de l'Europe à de nombreux endroits de son cours. Il représente une des limites de l’espace Schengen, notamment pour des pays comme la Serbie et la Bulgarie qui sont membres de l'Union Européenne mais n’en font pas pour autant partie. On ne peut pas parler du Danube sans parler de l'Europe, ce que faisait déjà Claudio Magris dans Danube au cours des années 1980. Ce qui était important, c'était de faire le voyage en sens inverse, à rebours de la construction de l'Union Européenne et surtout des vents dominants.
Au cours de ces deux mois passés à sillonner l'Europe à vélo, de quelle manière s'est déroulé votre travail d'écriture ?
Je n'ai pas écrit une seule ligne pendant les 48 jours du voyage. Je pensais naïvement que je pourrais écrire – j'avais emporté des carnets, une boîte d’aquarelles – mais je n'ai jamais pu les sortir. Je me souviens avoir commencé à écrire lors d'une journée où nous étions arrivés tôt au bord du Danube en Bulgarie mais il faisait tellement chaud que l'encre bavait sur le papier qui se gondolait. Souvent, le soir, je croyais trouver la force d'écrire mais, comme nous faisions plus de 100 kilomètres par jour à vélo, avec nos bagages, sur des routes parfois difficiles, j'étais trop fatigué. Quand j'avais vraiment besoin de parler, de me souvenir, j'enregistrais des poèmes sur mon téléphone portable. Au final, ce livre est un peu l’hybridation du chant du fleuve et de tous les bruits qu’il nous était possible d’entendre, d’écouter, alors que je déclamais ces poèmes.
Quels lieux sont les plus représentatifs de ce que vous espériez en entamant ce voyage ?
On m'a souvent posé cette question lorsque je remontais le Danube. Chaque journaliste s'attendait à ce que je cite son propre pays et je bottais systématiquement en touche. J'évoquais toujours la Zyntarie, 11e pays danubien que j'ai inventé dans mon enfance et qui est la matrice de tous mes livres. Pour moi, toutes les rives du Danube se valent : la "Danubie" est un grand pays et l'extase géographique ne nous a jamais quittés, que ce soit en Ukraine, en Bulgarie, en Roumanie ou en Serbie. Bien sûr, il y a des endroits où l'on s'enthousiasme devant un paysage plus grandiose qu'à d'autres moments comme, par exemple, aux Portes de Fer, mais les plus mémorables n'étaient pas forcément les lieux idylliques. Je me rappelle avoir traversé des paysages bulgares où nous étions assez loin du fleuve : ils étaient d'une beauté ordinaire, semblables à ceux de Dordogne, mais c'est sûrement là que j'ai véritablement ressenti l'extase géographique.
Vous êtes géographe de formation, écrivain mais aussi dessinateur et photographe. Les liens entre géographie et littérature sont-ils évidents à définir pour vous ?
Comme son nom l'indique, la géographie est l'écriture de la Terre. Tous les grands géographes sont, à mon sens, de grands écrivains. Que l'on pense à Strabon dans l'Antiquité, à Ibn Battûta sur les traces duquel nous avons marché dans le delta du Danube, ou à Evliya Çelebi. Si l'on va plus loin dans l'Histoire, Élisée Reclus est l'un des modèles de ce livre : géographe, philosophe, écrivain, il m'a énormément marqué. Il est l'auteur d'Histoire d'un ruisseau qui est, à la fois, un livre de géographie et l'un des plus beaux romans. La géographie ne m'a jamais suffi et j'ai besoin de toutes les ressources de la littérature pour appréhender le réel et notamment la question des frontières, l'un des sujets qui m'intéresse le plus.
Votre roman sort à quelques semaines des élections européennes. Est-ce un hasard du calendrier ou bien une volonté de pointer du doigt l'incertitude du futur européen ?
C'est un hasard du calendrier puisque l'Europe est, de toute manière, présente dans tous mes livres. Je me définis comme un écrivain européen de langue française. Je crois qu'aujourd'hui, cela n'a pas beaucoup d'intérêt pour un écrivain qui est né en France et a décidé d'écrire dans la langue française de se définir comme un écrivain français. Cela appartient au passé. Tous mes livres questionnent l'Europe et je ne pouvais manquer de le faire avec celui-ci. Il est vrai que Sur la route du Danube se termine à Strasbourg au sein du Parlement européen : j'y parle d'une sorte de « vélorution », d'une révolution où je rêve que tous les cyclistes européens viennent pédaler dans l'hémicycle pour soulever la poussière incrustée de l'utopie européenne. Peut-être est-ce, au final, un petit clin d’œil à l'actualité et aux élections qui approchent.
Lauréat du programme Stendhal de l'Institut français, Emmanuel Ruben a parcouru l’Europe en 2017.
Le programme Stendhal permet à des auteurs français ou résidant en France de partir dans un pays étranger travailler à un projet d’écriture en lien avec le pays.