Inés Molina Navea, lauréate du programme de résidences de l'Institut français à la Cité internationale des arts
Inés Molina Navea est une artiste et chercheuse chilienne, docteure en Philosophie. Lauréate du programme de résidences de l'Institut français à la Cité internationale des arts, elle développe un projet artistique et philosophique qui interroge les rapports entre la réception des images et le récit historique.
Mis à jour le 23/03/2022
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Après des études artistiques, vous avez réalisé un Doctorat en Philosophie à l’Université Paris 8 et à l’Université du Chili. Qu’est-ce qui vous a incité à écrire une thèse dans cette discipline ?
La philosophie était déjà très présente dans ma formation artistique. Il y a un certain état de l’art qui est absolument imprégné de la philosophie, de la même façon qu’il y a un certain discours philosophique qui est imprégné de l’art. Je ne parle pas d’esthétique ou de philosophie d’art, mais d’une façon de faire de la philosophie qui se rapproche de la technique de l’art, de la manière de travailler des artistes.
Pourquoi avoir choisi de mener cette recherche en codirection avec une université française ?
Le département de Philosophie de l’Université de Paris 8, où j’ai réalisé ma cotutelle doctorale, entretient des liens forts avec l’Université du Chili. Stéphane Douailler, Patrice Vermeren et d’autres professeurs de Paris 8 ont réalisé plusieurs voyages au Chili pendant et après la dictature de Pinochet, sous laquelle j’ai grandi. Ils y ont travaillé avec des professeurs chiliens qui sont devenus plus tard également mes professeurs. Lorsque j’ai décidé de travailler en cotutelle avec Paris 8, j’ai choisi de m’inscrire dans cette histoire qui était déjà présente dans ma vie au Chili.
Actuellement en résidence à la Cité internationale des arts, à Paris, vous travaillez sur un nouveau projet artistique en lien avec votre thèse doctorale. Celui-ci est intitulé Les Grâces ou les bienfaits des jardins d’hiver. Comment s’articulent philosophie et art, recherche et création dans votre travail ?
Ce projet artistique est né, tout comme ma thèse, de la rencontre avec une photographie retrouvée par hasard à la médiathèque du musée du Quai Branly. Elle fait partie d’un triptyque pris par Pierre Petit au Jardin d’Acclimatation de Paris en 1888, composé de portraits de trois femmes noires nues. Tandis que deux de ces images suivent les règles de la photographie anthropologique du 19e siècle, la composition de la troisième fait référence, contre toute attente, à une figure de l’histoire de l’art : les trois Grâces. Ce projet présente la relation entre l’expérience esthétique et la perception historique. La philosophie et l’art fonctionnent comme des lentilles qui permettent de percevoir la multiplicité d’images et d’histoires qui habitent cette photographie. Pour moi, le travail philosophique est un travail de création. Il faut savoir poser un problème. Par ailleurs, il n’y a pas de pratique artistique sans recherche. Cela implique à la fois la création d’un objet et l’étude des problèmes qui étaient déjà dans l’objet lui-même. Dans mon cas, j’essaie d’exhumer les problèmes contenus dans une photographie au travers des textes et des images.
Quelle part a joué l’influence d’Aby Warburg et de son Atlas mnémosyne, corpus d’images qui rend visible la récurrence de thèmes et de gestes au travers de l’histoire de l’art, dans la mise en œuvre de votre recherche ?
L’Atlas, tout comme Le Livre des passages de Walter Benjamin, proposent des solutions à un problème, même s’il s’agit d’ouvrages inachevés. Ces travaux créent un lien entre l’art et la philosophie « en acte ». Par ailleurs, Aby Warburg pose des questions à la photographie, que j’interroge également dans mon travail. Des questions sur la survivance des formes d’une culture du passé dans les images scientifiques du présent, sur la différence entre art et science. On ne peut pas résoudre ces problèmes avec l’argument d’une « idéologie de l’époque » car ils subsistent encore aujourd’hui et il se pourrait que Warburg ait d’autres réponses.
A quelles techniques faites-vous appel pour ce projet ?
Ce sont surtout des photographies et des gravures réalisées à partir de l’image des « trois Grâces ». J’utilise pour ceci différentes techniques, comme le film photopolymère, la photographie argentique, l’impression numérique, l’héliogravure au grain, la gravure en taille-douce et des photocopies. Je me sers de ces procédés pour créer de nouvelles images, ainsi que pour reproduire la même image à l’aide de différentes techniques. J’ai eu l’idée d’associer « le sauvage », cette représentation historiquement conçue comme non reproductible, voire irréductible, à ces techniques de reproduction d’images. Je m’intéresse particulièrement au caractère reproductif de l’image et à la notion de « copie », généralement méprisée par les artistes.
Vos travaux précédents, axés sur l’histoire et l’actualité du Chili, interrogent la notion de document photographique et notamment ses usages en tant que dispositif de contrôle social. Pourrions-nous dire que vous détournez ces usages du médium photographique pour en faire précisément la critique ?
Dans ces travaux, je me suis intéressée à deux types de documents photographiques produits au Chili. D’une part, il s’agit d’images qui témoignent de la disparition de personnes sous la dictature de Pinochet. Ces images documentent ce qui devait rester invisible, en déclenchant par là tout un processus juridique, politique et social capable de rendre visible une « technique de la disparition », pour reprendre les mots de Stéphane Douailler et Antonia García. D’autre part, il s’agit de documents qui, au contraire, inventent l’image d’individus qui n’existent pas. C’est le cas des photographies représentant la figure du « sauvage » au 19esiècle, ou bien des portraits réalisés à la même époque par Francis Galton, qui cherchait à reconstituer le visage type du « criminel ». Ce procédé a été réactualisé en 2011 au Chili, par un projet de loi qui prévoyait des longues peines pour les manifestants qui cacheraient leur visage. Cette loi dressait ainsi le portrait d’un ennemi public inventé. Dans les deux cas, le procédé d’identification photographique, rattaché à l’idée de document, dépend d’un original qui n’est pas visible, soit car il a disparu, soit parce qu’il n’a jamais existé. Tout ce qui reste est la copie. Dans mon travail, je ne fais que reproduire cette situation très réelle et concrète par le biais de la répétition. J’essaie d’opérer un détournement en révélant ce qui était déjà dans l’image.
Comment envisagez-vous la suite de votre travail ? Que ferez-vous après votre sortie de résidence à la Cité international des arts ?
Actuellement, je réalise un Post-doctorat en Philosophie sous la direction d’Éric Alliez à Paris 8, que je poursuivrai après ma sortie de la Cité. Je travaillerai aussi à la création de mon premier livre d’images, édité par Ediciones Posibles en Espagne, grâce au soutien de l’association Amics de la Fotografia de Torroella. J’ai également des expositions programmées au Chili et en Espagne. Tous ces projets sont en lien avec le travail que je mène à la Cité internationale des Arts, grâce au soutien de l’Institut français et l’Institut français du Chili.
Inés Molina Navea est lauréate du programme de résidences de l'Institut français à la Cité internationale des arts.