Récompensé d’un César en février dernier, Ismaël Joffroy Chandoutis est un artiste de l’exposition Escape de l’Institut français
Formé au Fresnoy et à l'INSAS (Institut National Supérieur des Arts du Spectacle), Ismaël Joffroy Chandoutis questionne la circulation des images, mais aussi la mémoire et la technologie dans une œuvre cinématographique ambitieuse. Son film Swatted, qui s’intéresse au cyber-harcèlement, est présentée dans l’exposition Escape, voyage au cœur des cultures numériques que l’Institut français propose au réseau culturel français à l’étranger.
César du meilleur court métrage documentaire en 2022 pour son film Maalbeek, Ismaël Joffroy Chandoutis évoque son travail créatif et sa quête de nouveaux idiomes artistiques.
Mis à jour le 30/05/2022
10 min

Après des études de montage et de réalisation, notamment à l’INSAS en Belgique, vous êtes désormais cinéaste. Comment est né ce désir de cinéma ?
Ma passion pour le cinéma vient de l'écriture, de l'envie d'évoquer les films que j'aimais par le biais de la critique. Durant plusieurs années, j'ai écrit pour le quotidien du Festival du court métrage de Clermont-Ferrand, où j'ai fait la rencontre d'Olivier Smolders, qui enseignait à l'INSAS. Comme j'appréciais ses films, je suis parti y apprendre le montage.
J'aborde le cinéma à travers le champ de l'art contemporain et je m'inspire tout autant d’œuvres non narratives que d’œuvres narratives. Je songe notamment au travail d'Harun Farocki, pour sa pièce Parallel I-IV, ou encore celui de Peter Tscherkassky avec Outer Space. Pour moi, le cinéma possède, au départ, une grammaire expérimentale, qui est très éloignée de la forme que l'on connaît aujourd'hui. Dans l'art contemporain, on questionne cette convention établie de ce qu'est le cinéma pour interroger la place de l'image dans notre société.
À mi-chemin entre le cinéma documentaire et l’art contemporain, vous développez une pratique artistique ambitieuse, la « cinématière ». Pouvez-vous nous expliquer ce concept ?
La « cinématière » est un concept créé par l'essayiste Sébastien Rongier, qui souhaitait faire un historique des films ayant une circulation dans l'art contemporain. Il y a plusieurs catégories de films, notamment des œuvres du cinéma classique qui sont revisitées à travers le lieu d'exposition. Remettre en scène les extraits et le film revient à questionner le médium, tout comme la puissance d'évocation de l'image. Où circule la narration, comment le cinéma a pu avoir un impact et de quelle manière arrive-t-il aujourd'hui, malgré Internet ou le jeu vidéo, à demeurer cet endroit où l'on se donne un temps ininterrompu ? Déplacer le cinéma dans le champ de l'art contemporain permet d'aborder cette problématique, mais aussi de devenir spectateur d'une mécanique, qui est celle de la dramaturgie cinématographique. Je cherche, avant tout, à produire un nouveau sens et la cinématière aide à créer des idiomes artistiques inédits.
Au cœur de vos films, vous vous interrogez sur notre rapport aux images, à la technologie ou encore à la mémoire. De quelle manière élaborez-vous votre réflexion autour de ces thèmes et pour quelles raisons choisissez-vous de les mettre en scène ?
Le moteur de ma création est toujours la rencontre, que ce soit avec des personnes ou en lisant un article. Je suis souvent influencé par le journalisme, qui est ma source d'information première. Pour Ondes Noires, par exemple, j'ai appris, dans Le Monde, qu'un bunker anti-ondes avait été édifié à Zurich et j'ai découvert qu'il y avait des personnes intolérantes aux ondes électromagnétiques. Je suis donc parti à leur rencontre dans ce centre et j'ai été assez bouleversé par cet échange, au point de songer à m'emparer du sujet. Je devais toutefois faire face à la problématique d'un ressenti qui m'était étranger et, forcément, quand on parle de l'invisible, on touche aux limites de la représentation. Il me semblait donc pertinent de recourir à l'art pour le questionner. L'art survient toujours au moment où on ne l'attend pas et c'est ce qui fait toute sa richesse.

Dans Ondes noires et Swatted, deux de vos courts métrages, la question du virtuel est omniprésente et vous pointez du doigt les dangers de l’hyper-connexion. Quel regard portez-vous sur notre dépendance actuelle au numérique ? Êtes-vous inquiet pour l’avenir ?
Je pense que le virtuel n'existe même plus. Nous sommes, je crois, en permanence dans une réalité virtuelle qui s'actualise chaque seconde de notre vie. Le virtuel est, à la fois, source d'enrichissement et de communication avec les autres, mais, en même temps, il fait naître de nombreux maux. Disons que ce n'est pas seulement le virtuel, mais plutôt la mondialisation qui est questionnée par son intermédiaire et celui d'Internet. Encore une fois, il me semble que ce sujet est capital. En l'interrogeant à travers l'art, il nous permet de mieux comprendre la complexité de notre monde et de la circulation des images.

Entre réel et virtuel, vos créations parlent également des menaces invisibles et jouent sur l’impossibilité de les représenter. Quels sont les sujets que vous aimeriez traiter par la suite ?
J'ai deux projets en cours, un sur le deepfake (technique de trucage de vidéos ou d’enregistrements audio), que je souhaite aborder sous l'angle de l'intime, et un second autour d'un hacker. Je vais y réfléchir, dans un temps, sous forme d'images fixes, puis d'images en prises de vues réelles, et, peut-être, le traiter sous un point de vue plus cinématographique. Mais je ne me formalise pas sur un concept ou un médium précis : j'expérimente et cette expérimentation peut être autant dans la performance que dans une série de photos ou bien un film. C'est justement par cette expérimentation sur plusieurs médiums que l'on trouve, à un moment donné, la forme juste. Au démarrage de mes projets, je suis surtout intéressé par la recherche du paradoxe. C'est ce qui fait l'essence de l'art, à mes yeux, et cela ne doit pas s'encombrer du narratif.
Sélectionné lors de la Semaine de la Critique en 2020, votre dernier court métrage, Maalbeek, revient sur l’attentat du 22 mars 2016 à Bruxelles. Pourquoi avez-vous décidé d’évoquer le traumatisme de cet événement ?
Maalbeek est né avant les événements du film. À cette époque, j'habitais à Molenbeek et j'avais comme idée de réaliser un film sur sa place principale. Malheureusement, les attentats sont venus balayer ce projet et je ne pouvais plus continuer à travailler dessus de cette manière. Le métro qui a explosé était celui que je prenais chaque jour à cette heure et j'ai dû réfléchir à la bonne manière de réaliser un film qui ne rentrait pas dans une logique d'utilisation des images. Je me suis donc penché sur la circulation des images et la manière dont les médias ont saturé les pensées d'images anxiogènes, sans se rendre compte qu'ils participaient à une fabrication de la terreur. J'ai ainsi rencontré Sabine, le personnage de mon film, qui a survécu mais ne se souvient de rien. Cela me paraissait essentiel de partir de ce rien pour raconter mon trop-plein. Dans cet espace intermédiaire entre son absence d'images et mon trop-plein, le film devait dépasser le réel, et non le documenter. C'est, d'ailleurs, davantage un film sur la mémoire que sur les attentats.

En février dernier, vous avez reçu le César du meilleur court métrage documentaire pour Maalbeek. Que représente pour vous cette reconnaissance de la profession ?
Je suis très heureux de recevoir un prix dans la catégorie documentaire puisqu'elle avait disparu, durant un certain temps, des César avant de revenir cette année. Je suis donc la première personne à incarner cette résurrection du César documentaire. Cela inscrit le film dans la continuité de cinéastes qui m'ont beaucoup inspiré comme Agnès Varda ou Chris Marker. Ce sont justement des artistes insaisissables dans leur volonté insatiable d'expérimenter. Ce prix est une référence de qualité, qui, je l'espère, me permettra de faciliter la longue aventure qu'est le financement de films originaux. Il va m'aider à accompagner mes prochains projets que ce soit dans le cinéma ou l’art contemporain.
Envisagez-vous un passage au long métrage ? Quels sont vos projets futurs ?
J'envisage, évidemment, le long métrage, mais ce n'est pas une nécessité. Je ne le considère pas comme l'aboutissement de la carrière d'un artiste cinéaste. Pour moi, c'est quelque chose qui doit être porté, avant tout, par le sujet que l'on aborde et qui détermine le médium, mais aussi sa durée. Ce n'est pas mon critère premier pour évoquer un sujet ou une œuvre, je crois que cela s'impose au bout d'un certain temps de processus. Cela pourrait arriver, mais je laisse le hasard faire bien les choses.

Le court métrage Swatted, d'Ismaël Joffroy Chandoutis, est présenté dans l'exposition Escape, voyage au coeur des cultures numériques.
Initiée par l’Institut français, l’exposition Escape, voyage au cœur des cultures numériques est présentée dans les établissements du réseau culturel (Instituts français, Alliances françaises…) ou des établissements et événements partenaires (lieux culturels, foires, salons…), depuis le mois de novembre 2021.
Les membres du réseau diplomatique trouveront les informations pour programmer cette exposition ici.