Julien Villa
Avec Philip K. ou la fille aux cheveux noirs (spectacle créé 2020), le comédien et metteur en scène Julien Villa poursuit une plongée dans l'Amérique de la contre-culture entamée avec J'ai dans mon cœur un General Motors en 2016. Ce conte kafkaïen librement inspiré de l'oeuvre de l'écrivain Philip K. Dick lui permet également d'approfondir son approche théâtrale, fondée sur l'écriture de plateau. Retour sur son désir de mise en scène, ses collaborations fondatrices et l'élaboration de ce spectacle.
Mis à jour le 25/11/2020
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À l'origine de vos pièces, il y a la poésie, des textes que vous écrivez et qui constituent la base du travail à venir. D'où vient votre intérêt pour cette forme ?
Mon désir d'écriture vient d'abord des expériences que j'ai menées en tant que comédien, autour de l'écriture au plateau. Il est vraiment apparu en 2012 avec Le Capital et son singe, un spectacle de Sylvain Creuzevault, autour de l'œuvre de Karl Marx, que nous avons répété à vingt comédiens pendant deux ans. Pour préparer les improvisations, je me suis plongé dans les pensées de Karl Marx et de Guy Debord, noircissant mes carnets de réflexions, de notes ou de détournements de textes. Petit à petit, je me suis aperçu que tout cela formait une écriture. Le travail au plateau est formidable dans la mesure où il permet de redécouvrir qu'il ne suffit pas d'écrire pour jouer, mais qu'il faut aussi jouer pour écrire. Je trouve par contre que ces techniques manquent parfois d'une dramaturgie, du geste d'un auteur. C'est pour prolonger cette obsession que j'ai développé, avec mon compère Vincent Arot, cette forme d'écriture particulière.
Entre le texte poétique et le travail au plateau, quand la dramaturgie voit-elle le jour ?
C'est tout l'enjeu de l'écriture du recueil qui sert à drainer des figures, un langage : tout un monde que je propose ensuite aux acteurs. Les poèmes forment un objet qui multiplie les possibles tout en livrant une structure proche de celle du conte. À partir de là, on sait ce qu'on vise et on a besoin que les acteurs viennent jouer pour écrire. En tant qu'auteur, je m'intéresse au désordre, à la collision. En confrontant l'écriture poétique, très imagée, détachée, à celle de plateau, plus sociale et réactive, j'ai le sentiment qu'une dynamique se crée, que l'improvisation contamine le poème et inversement. La dramaturgie jaillit là, en plein cœur de ce carambolage. Nous jouons avec le chaos, mais c'est la condition d'une écriture vivante.
Qu'est-ce qui vous a donné envie de passer de la position de comédien à celle de metteur en scène ?
Quand des metteurs en scène comme Lazare ou Jeanne Candel vous convient à écrire au plateau avec eux, vous vous soumettez à leur obsession et vous mettez votre écriture au service de la leur. Je le fais avec un plaisir fou. Les répétitions sont tellement riches, que nous, comédiens, développons notre propre geste d'écriture. L'envie de convoquer moi aussi des camarades pour réaliser ce geste part de là. C'est la raison pour laquelle je ne me considère pas comme un esthète de la mise en scène. Pour moi, diriger consiste à poursuivre l’écriture en étoile, en confrontant la mienne à celle d’autres acteurs-auteurs. La forme nait de ce choc.
Venons-en à Philip K. ou la fille aux cheveux noirs, spectacle pour lequel vous avez bénéficié de deux mois de résidence aux États-Unis dans le cadre du programme « Hors les murs » de l’Institut français. Comment ce périple a-t-il influencé la pièce à venir ?
Je crois que l'on ressemble à la terre où on a grandi. Il faut donc s'enfoncer dans les pavillons identiques de Californie pour ressentir le même trouble que Philip K. Dick. Nous avions besoin, Vincent et moi, de nous confronter avec ce peuple en le rencontrant, en mangeant ce qu'il mange afin de refaire le parcours sensible de la vie de Philip K. Dick. La majeure partie des poèmes qui ont servi de base à Philip K. ou la fille aux cheveux noirs a été produite entre la Californie et New York. J'ai même écrit le monologue final de la mort de la jeune fille aux cheveux noirs sur le pont de Brooklyn. C'est un moment charnière, car la dramaturgie d'une œuvre apparaît quand on vise une fin.
Comment Philip K. Dick est-il devenu Philip K. ? Que reste-t-il de l'écrivain dans ce personnage ?
Il reste à la fois tout et rien. J'ai lu toutes les biographies sur Philip K. Dick, tous ses romans, toutes ses nouvelles, et je n'ai rien trouvé d'aussi vrai que la fausse biographie écrite par Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts. Ce qui m'intéresse, c'est l'infidèle fidélité. Mon Philip K. existe pleinement en dehors de Philip K. Dick. C'est un homme de son temps, un Don Quichotte. Par contre, les adeptes de Philip K. Dick retrouveront dans Philip K. tous les oripeaux de son œuvre, car j'ai joué avec les structures de son univers, détourné les figures de ses romans.
Le spectacle développe un thème récurrent dans votre travail, celui du simulacre. En quoi cette figure vous semble-t-elle particulièrement théâtrale ?
Toute forme d'art doit faire la guerre totale à la culture, cette notion qui est aujourd'hui utilisée comme un pansement pour réparer les maux de notre société. L'art, au contraire, existe pour produire des simulacres, des rituels de catharsis salvateurs. Il est créateur de désordre. Les grands dramaturges se sont toujours servis d'un ailleurs pour hanter notre ici. Il y a une phrase de Guy Debord que j'aime beaucoup : « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » (NDLR : in La Société du Spectacle, 1967). Malheureusement, on ne fait pas de théâtre avec une phrase. C'est pour cela que je m'intéresse aux figures de Don Quichotte comme peut l'être Philip K. Dick, parce qu'ils prennent au mot ce genre de sentences. Pour moi, il n'y a pas d'autre question que celles posées par mon personnage Philip K. : y a-t-il encore des humains ? Est-on vraiment ici ? Tout cela est-il réel ? Dans le contexte actuel, cela résonne particulièrement fort.
Est-ce à dire que nous vivons dans un monde de plus en plus « dickien » ?
Je me méfie toujours des poètes qui se prétendent oraculaires. Certes, Philip K. Dick, comme George Orwell, a écrit des choses troublantes, inventé une structure où des êtres sont fascinés par des cailloux lumineux comme nous le sommes par nos smartphones. Mais si on prend cette direction, on ne s'en sort plus. Je crois surtout que le poète voit le monde tel qu'il est, pas tel qu'il sera. Ce monde n'était pas moins « dickien » dans les années 1970 qu'il ne l'est aujourd'hui. L'artiste ne guide pas l’époque, il combat avec elle.
Il est une part d’ombre nécessaire dans une dite société des lumières aux allures de prisons panoptiques.
En 2017, Julien Villa a été lauréat, avec Vincent Arot, du Programme de recherche et de création Hors les Murs de l’Institut Français pour Le Procès de Philip K.. Il effectue deux mois de résidence aux États-Unis et écrit sur place une grande partie du texte du spectacle, qui devient Philip K. ou la Fille aux cheveux noirs.