Juliette Donadieu
Oakland/Saint-Denis est un projet de coopération internationale entre deux villes à la fois éloignées dans l'espace, et proches par leurs caractéristiques sociales, économiques ou culturelles. Au long d'une année d'échanges, marquée par deux voyages de chaque côté de l'Atlantique, différents acteurs culturels américains et français se sont penchés sur la façon dont les artistes et les lieux de création peuvent participer à la fabrique des territoires. Juliette Donadieu, attachée culturelle à San Francisco, nous raconte ce stimulant périple.
Mis à jour le 27/04/2022
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Comment est né le projet Oakland/Saint-Denis ?
À l'origine, il y a une intuition à mon arrivée à San Francisco, en 2017. En rencontrant les acteurs culturels, je me rends compte que la ville change, que la pression immobilière a progressivement chassé les artistes du centre. Cela m'amène à franchir le pont qui conduit à Oakland où se concentrent artistes et lieux de création. C'est une situation qui me rappelle fortement ce qui se passe en Seine-Saint-Denis, où j'ai vécu une dizaine d'années. À côté de cela, il y a la volonté de la diplomatie culturelle de changer ses pratiques en allant vers de nouveaux territoires. Oakland/Saint-Denis illustre symboliquement cette idée du « pas de côté ». En franchissant le pont qui mène à Oakland ou le périphérique pour se rendre en Seine-Saint-Denis, on se force à regarder différemment et on touche à l'essence d'un projet de coopération : créer des liens entre des acteurs différents qui font face aux mêmes défis.
Comment s'est-il déroulé ?
Une coopération prend du temps. Entre la fin de l'année 2018 et le printemps 2019, nous avons mené une série de missions exploratoires qui ont permis de valider notre intuition et l'intérêt de cette démarche. Différents acteurs comme le directeur de la culture de la ville de Saint-Denis, Didier Coirint, l'urbaniste de l’agence Légendes urbaines Laure Gayet ou la professeure de l'Université de Berkeley Shannon Jackson, se sont déplacés. Les artistes François Bon et Vincent Courtois ont également effectué des résidences à Oakland. À la suite de ce travail préparatoire nous avons élaboré deux équipes transdisciplinaires qui ont réalisé deux voyages exploratoires d'une semaine, dans chaque ville, à l'automne 2019. Ces échanges ont donné lieu à la production d’un court documentaire par la fondation California Humanities disponible sur le site www.oaklandsaintdenis.org. Une publication collective sortira le 13 octobre 2020, et une série de conférences aux Etats-Unis et en France la mettront en débat à plus grande échelle en 2020 et 2021.
Qu'est-ce qui relie ces deux villes ?
D'abord, le rapport au centre, San Francisco d'un côté et Paris de l'autre. Il y a des similitudes dans la façon dont elles le regardent ou lui tournent le dos. Ces villes se ressemblent aussi dans l'image parfois négative qu'elles dégagent ou que les médias renvoient d'elles. Oakland et Saint-Denis ont enfin en commun leurs atouts : le multiculturalisme et le rapport à l'histoire. Bien sûr, les récits sont différents, mais les deux villes constituent des hauts lieux pour leur Nation. Saint-Denis reste liée à sa basilique et à la nécropole royale. Oakland a vu naître le mouvement des droits civiques Black Panthers. Tout cela se traduit par un sentiment de fierté – ce que les Américains appellent « sense of belonging » – très fort dans chaque cas.
Parmi les défis auxquels ces territoires sont confrontés, il y a la question de la gentrification. Ce phénomène a-t-il la même nature en France et aux États-Unis ?
Si les deux villes sont engagées dans cette dynamique, elles ne le sont pas de la même manière. Oakland est bien plus avancé dans le mouvement de gentrification que ne l'est Saint-Denis. Actuellement, les populations vulnérables sont repoussées du centre-ville d'Oakland, un phénomène sensible aussi chez les artistes qui voient les loyers des friches augmenter considérablement depuis quelques années. Oakland ne préfigure pas pour autant ce qui va se passer en Seine-Saint-Denis. Il est d'ailleurs assez intéressant d'observer la manière dont les territoires se rejoignent. Face à la gentrification, les Américains aspirent à une présence accrue de la puissance publique. La France apprend au contraire à travailler avec le privé face à la baisse progressive de l'implication de l'État. Dans chaque cas, les uns ont beaucoup à apprendre des autres.
L'autre axe du projet est la fabrique de la ville. Comment se sont justement « fabriquées » Oakland et Saint-Denis ?
L'idée de lutte demeure très présente, que ce soit avec le mouvement Black Live Matters aujourd'hui à Oakland, ou avec les revendications sociales de 2015 en Seine-Saint-Denis. Or, à travers ce projet, nous voulions comprendre comment les territoires réagissent aux grands mouvements d'actualité. Saint-Denis, par exemple, est le cœur du Grand Paris, que ce soit avec le projet du Grand Paris Express ou celui des Jeux Olympiques 2024. Pour la délégation américaine, voir comment les habitants et les acteurs culturels sont intégrés à ces dynamiques est intéressant. Cela résonne avec les secousses provoquées, à Oakland, par l'installation de la Silicon Valley et la légalisation du cannabis. En croisant les regards, on saisit mieux la façon dont les villes s'emparent de ces mouvements pour en faire leur propre force.
Que produisent de telles rencontres ?
Cette démarche est passionnante car elle permet la rencontre de deux cultures, mais aussi la confrontation de pratiques et de métiers différents. Une telle superposition remet en cause notre vocabulaire. Le mot « banlieue » ne désigne pas la même chose en français et en anglais. Le concept de « community », très présent dans le monde anglo-saxon, n'a rien à voir avec la « communauté » qu'on évoque en France et ces écarts de traduction aident à comprendre d'où on vient. La posture internationale permet aussi à des acteurs d'un même territoire de se parler. C'est le cas, par exemple, de l'agence urbaine d'Oakland Spur, qui d'habitude ne travaille pas sur les questions artistiques et qui a ainsi pu dialoguer avec des artistes ou le directeur culturel de la ville.
Qu'ont appris les participants et quels prolongements peut avoir un tel projet ?
Le premier enseignement concerne les moyens de maintenir les artistes et les lieux culturels dans nos villes. Nous avons comparé les différents modèles qui existent en termes de coopérative, de montage financier, de partenariat public/privé et nous les mettons à la disposition d'autres acteurs culturels. Les participants ont aussi démontré qu'on pouvait impliquer les artistes dans tout le processus urbain. Un projet comme Random, mené dans le cadre de la démolition de bâtiments à La Courneuve, montre que faire intervenir un artiste dans un projet urbain a quelque chose de magique. C'est aussi le cas à Oakland où des projets, comme Burning man, activent l'espace public et permettent aux habitants de s'approprier leur cadre de vie. Toutes ces expériences constituent désormais une boîte à outils à destination des acteurs urbains. C'est la force du projet coopératif : le projet de coopération Oakland/Saint-Denis est un projet des Services Culturels de l’Ambassade de France aux Etats-Unis, en partenariat avec California Humanities, la French American Cultural Society, l’Institut français et la complicité de l’agence Légences Urbaines. Il nous dépasse, crée des liens et fait germer d'autres collaborations.
L'Institut français est partenaire du projet de coopération Oakland/Saint-Denis.