Karen Keyrouz
Dans ses bandes dessinées publiées au sein des collectifs indépendants Zeez et Samandal, la dessinatrice libanaise Karen Keyrouz décrit un pays rongé par la violence et le refoulé. Un trait à la fois rude et poétique, qu'elle affine à travers de nouvelles expérimentations autour du motif de la paréidolie.
Mis à jour le 30/12/2020
10 min
Vous êtes actuellement à Paris via le programme de résidences de l'Institut français à la Cité internationale des arts. Pourquoi avez-vous souhaité bénéficier de ce programme ?
Dans ma vie, je n'ai jamais eu le temps de me questionner sur moi-même ou sur mon travail. Mais, après la crise économique, les émotions qui ont ressurgi pendant la révolution, puis l'explosion dans le port de Beyrouth, j'ai ressenti le besoin de quitter le Liban pour pouvoir me recentrer. Ce n'est pas forcément une expérience singulière, car je crois que la plupart des jeunes libanais n'ont jamais eu le temps de penser leur vie dans ce pays. Paradoxalement, depuis que je suis ici, j'ai libéré énormément de créativité et de choses liées au Liban.
Au cœur de votre projet de résidence, il y a la « paréidolie » - une sorte d’illusion d’optique qui consiste à identifier une forme connue dans un paysage, un rocher ou encore de la fumée. D'où vient votre intérêt pour ce motif ?
Cela vient sûrement de mon enfance. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours vu des formes qui n'existaient pas. Encore aujourd'hui, je mets un autre sens dans ce que je vois. Il y a quelque chose d'organique dans cette pratique à laquelle je n'ai jamais vraiment réfléchi avant ce projet. J'y vois une forme de questionnement, un jeu avec l'idée de contrôle. Comme une danse qui viserait à décider quand est-ce qu'une tâche s'arrête d'être une simple tâche pour devenir autre chose. Une telle pratique laisse une grande part à l'expression de notre inconscient. Ce conflit entre le contrôle de l'œuvre et la part d'improvisation que je souhaite y intégrer est au cœur de mon travail.
Vous désirez également mélanger bande dessinée, musique et arts visuels. À quel point votre dessin est-il influencé par les autres arts ?
Le concert dessiné, que je pratique depuis 2017, est un bon exemple pour répondre à votre question. Dans cette pratique, je ne vois pas le rapport entre le travail du musicien et celui du dessinateur sous le prisme de l'influence. Cela impliquerait un pouvoir de l'un sur l'autre. Or, selon moi, il s'agit de deux chemins parallèles où chacun se répond. Cette magie qui se crée est sans doute le plus beau fruit du mélange des arts. Un des organisateurs de ces événements au Liban, mon ami Ghadi Ghosn, a une belle métaphore pour expliquer le processus, il dit que c'est une danse entre la musique et le dessin. Parfois, ça ne marche pas, mais cet échec fait partie de la performance, il est toujours beau à regarder. Parfois, c'est tellement fort qu'on pourrait croire que tout a été préparé, alors qu'il n'y a que de l'improvisation.
Dans le concert dessiné, le spectateur joue aussi un rôle important. Sa présence modifie-t-elle votre pratique ?
Le public, c'est vraiment l'élément essentiel. À la fin d'un concert dessiné, mon taux d'adrénaline est au plus haut ! Avoir cet œil juste à côté de nous, le voir briller ou s'interroger, c'est un vrai cadeau. Le processus de création devient également beaucoup plus intense. Quand je crée une bande dessinée dans un atelier, je suis dans le temps de l'œuvre, de la réflexion. Lors d'un concert dessiné, tout cela est concentré sur le temps limité de la performance.
Au Liban, vous participez aux collectifs Zeez et Samandal. Qu'est-ce qui vous attire dans la dynamique de groupe ?
La création de collectifs est souvent fondée sur une proximité artistique. Ceux qui se lancent dans ce type de projets savent que tous les membres possèdent un langage commun, vont dans la même direction. Il y a aussi cette idée que notre voix portera plus loin si nous hurlons tous ensemble. C'est ce qui m'a amené à créer Zeez, puis à rejoindre Samandal. Quelque part, il me semble que la scène de la bande dessinée libanaise ne serait pas la même sans Samandal. On a ouvert un espace libre pour imprimer des BD, pour aider n'importe quel auteur à publier ce qu'il ressent. À un moment donné, ce genre d'initiative est la promesse de jours meilleurs pour les artistes.
Dans vos bandes dessinées, comme Urine ou Rear view, la violence est très présente. Que nous raconte-t-elle ?
On a souvent tendance à utiliser le mot « violence » à tort et à travers. Évidemment, il y a dans ce que je dessine quelque chose de brutal visuellement, mais je vois plutôt cela comme un hurlement de peine. La violence est comme un voile qui cache d'autres d'émotions. Elle raconte beaucoup de choses sur le Liban parce que les Libanais sont les rois du refoulement. Dans Urine, par exemple, il y a une scène où deux hommes se battent. Cette violence soudaine est liée à l'obsession du personnage principal, un concierge qui est amoureux de l'autre habitant de l'immeuble. Comme il ne peut pas exprimer ce sentiment interdit, il cherche un éclat de violence parce que, dans le combat, il y a la possibilité de toucher l'objet de son affection. Pour moi, il s'agit d'un instant très romantique.
À côté de cela, vous voulez aussi rompre avec les codes de la bande dessinée. Qu'est-ce qui, dans ce format, constitue une limite à l'imaginaire ?
Deux de mes ouvrages, Are you still reading the news ? et Le 8e dormeur, rejoignent cette préoccupation. Ils s'appuient sur une technique qui consiste à froisser des papiers, puis à les scanner afin de m'en servir comme base pour le récit visuel. Cela me permet d'intégrer un peu plus d'improvisation dans la narration, un aspect qui me manque souvent dans ce format. Cela produit également une forme de paréidolie qui m'oblige à être efficace. Dans ma vie comme dans le dessin, je tente souvent de sauver quelque chose. Là, je crée au hasard une amorce, un début non contrôlé, pour mieux reprendre la main.
Est-ce une démarche que vous souhaitez approfondir dans le cadre de cette résidence ?
De manière générale, le travail graphique est assez dynamique. Un dessinateur de bande dessinée change beaucoup, simplement parce qu'il est difficile de maintenir le même trait, la même direction esthétique sur un album d'une centaine de pages. Les mêmes contraintes créent toujours un dessin différent et, en tant qu'illustratrice, je reste ouverte à n'importe quelle évolution. Maintenant, je sais que ce moment est particulièrement important, bien plus que je ne le croyais au départ. Il se passe des choses en moi que je ne soupçonnais pas et qui vont indéniablement nourrir mon travail à venir.
Lauréate du programme de résidences de l'Institut français à la Cité internationale des arts, Karen Keyrouz est actuellement à Paris.
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