Yuval Rozman
Après TBM – Tunnel Boring Machine (2017) et The Jewish Hour (2020), l'auteur et metteur en scène israélien Yuval Rozman poursuit l'écriture d'Adesh, dernière pièce d'un triptyque intitulé « trilogie de ma terre ». Cet ensemble à la fois sombre, intime et drôle sonde les tréfonds de l'âme juive à travers les remous provoqués par le conflit israélo-palestinien.
Mis à jour le 22/02/2021
5 min
Comment s'est forgée votre pratique théâtrale ?
Au lycée, j'admirais Tchekhov, Shakespeare ou Byron ; des auteurs qui incarnaient une conception idéale du théâtre. Peut-être que je ferais ce genre de pièce un jour, mais il y a dans mon histoire personnelle un point de basculement. J'ai fait mon service militaire obligatoire à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, où j'exerçais en tant qu'agent de liaison entre les ONG et l'armée israélienne. À ce poste, j'étais en contact avec la population palestinienne et j'ai eu l'idée, un peu naïve, de créer une troupe de théâtre avec eux. Ce fut un échec. Je me suis opposé à ma hiérarchie puis j'ai déserté, mais j'ai compris, à cet instant, que mon travail devait se faire à partir de ces matières que sont la vie, la souffrance et l'occupation.
Parmi vos références, on trouve Patrice Chéreau, Krystian Lupa ou Romeo Castellucci. En quoi vous inspirent-ils ?
Ce sont des artistes qui exposent leur chair sur scène. Il y a, chez eux, quelque chose lié à l'instinct et à l'authenticité qui me fascine. Ils ne jouent pas le jeu de la société moderne, où le discours prime sur le reste. Cette sincérité me touche et j'essaye d'être à la hauteur. Dans mon travail, il y a une grande part d'observation. Je remplis des carnets à la recherche d'une vibration sous le texte, derrière les situations. Quand je la ressens, c'est le moment de partager avec le public.
À propos de la pièce The Jewish Hour vous écrivez : « toute ma vie, j'ai essayé de ne pas être juif ». Qu'est-ce qui rend cette question de l'identité juive si complexe ?
En fait, cette réflexion tient au fait que j'ai découvert ma judéité en France. Il faut savoir que j'ai grandi dans une famille assez religieuse, avec les rituels de la synagogue et de la prière tous les samedis. Adolescent, je me suis rebellé contre l'idée que cela me définissait. J'étais israélien et citoyen du monde, point. Mais, en m'exilant en France, j'ai tout de suite été confronté au regard des autres et à ce lien entre mon appartenance à Israël et l'identité juive. À Paris, je vivais même à côté d'une synagogue et je me suis surpris à me sentir proche de cette communauté presque exotique. Il y avait, dans cette confrontation entre deux sentiments contradictoires, quelque chose d'intéressant auquel je ne pouvais pas échapper et qui a nourri mon questionnement.
Cet exil en France a-t-il aussi modifié votre écriture théâtrale ?
Non, ma pratique n'a pas changé, mais le fait d'être en France m'a assurément nourri et m'a donné de nouvelles racines. À l'origine, je n'ai pas souhaité consciemment cet exil. Si j'ai fui mon pays, c'est parce qu'Israël m'a rendu fou. L'occupation des territoires palestiniens est comme une maladie qui entre sous la peau et contamine la vie de tous les citoyens israéliens, leur façon de parler, de bouger ou de faire leurs courses. Dans ma vie professionnelle, il y avait aussi un manque de dialogue entre les artistes. Or, j'ai trouvé ce goût du partage créatif en France. Quand, par exemple, je travaille sur la question de l'utopie avec Lætitia Dosch sur sa pièce Hate, ma manière d'observer le monde change. Ces échanges me permettent ensuite de m'isoler en moi-même, de retirer la poussière du quotidien et de me rapprocher de mon diamant.
The Jewish Hour joue à la fois la carte de la farce et de la fable cruelle. Comment articulez-vous ces deux dimensions ?
Au théâtre, je cherche toujours une manière d'allier le comique et le tragique, de rire avec les larmes, de danser sur la violence. En tant que spectateur, dès que je vois où l'auteur veut en venir, son projet ne m'intéresse plus. J'ai besoin qu'on m'emmène à un endroit où je dois faire le travail. Je voulais donc que The Jewish Hour soit une pièce rétive à toute classification. Il y avait cette question de l'antisémitisme en France, mais je voulais empêcher le spectateur d'interpréter le texte d'une seule façon. Au fond, The Jewish Hour est fondé sur un conflit intérieur : l'amour pour Israël, ses paysages, ma famille et la haine que je ressens parfois pour cet endroit. Ces deux forces créent une douleur dans mes entrailles et se traduisent par la complexité des réponses fournies par la pièce.
Pourquoi avoir choisi le cadre d'une fausse émission de radio ?
Quand je suis arrivé en France, je ne parlais pas un mot de français. Comme j'adore la politique et les artistes, j'ai énormément écouté la radio pour apprendre la langue. Cet univers est donc devenu très présent dans ma vie et j'ai eu envie de recréer une version amateur, vraiment ratée, des émissions matinales. Cela m'a permis de mélanger deux forces : l'utopie et l'écrasement. L'utopie, c'est celle d'Israël, mais aussi celle de la journaliste qui veut s'élever à la hauteur des émissions qu'elle admire. Son rêve s'écrase sous nos yeux, elle subit énormément de violence, comme l'État d'Israël, mais elle reste jusqu'au bout ce personnage de femme battue. La question que je pose est de savoir quand est-ce qu'on dit « stop » ? Cela me renvoie à mon propre rêve. Je croyais pouvoir me libérer en France, mais ce n'est pas possible, pas plus qu'en Israël. Alors, il faut apprendre à vivre avec sa maladie.
Le dernier volet de la « trilogie de ma terre », Adesh, est en cours d'écriture. Vous avez pour cela voyagé en Cisjordanie et à Jerusalem, dans le cadre d'une résidence sur mesure de l'Institut Français. Qu'avez-vous découvert pendant ce temps de travail ?
Beaucoup de choses, et d'abord une très surprenante : la situation sanitaire m'a permis d'être dans l'écoute. Comme je ne pouvais pas parler longtemps avec un masque, j'ai laissé mes interlocuteurs s'exprimer et cela a bouleversé ma vision des colons israéliens. J'ai grandi dans l'idée qu'ils étaient le Diable sur les collines, les seuls obstacles au processus de paix. Mon projet était donc de partir une semaine dans différentes colonies, avec mon petit chien pour essayer de briser la glace. Les histoires intimes que j'ai recueillies ont remis en question toutes mes valeurs. Quelque part, les colons sont eux-aussi victimes de la situation politique. Ici, comme ailleurs, il n'y a pas de méchant. Je suis donc de nouveau face à une matière très complexe qui va m'amener à des choix radicaux comme, par exemple, celui de ne pas utiliser d'humains pour raconter cette histoire. J'ai en tout cas la certitude qu'il faut que le spectateur ressente l'immense empathie qui m'a parcouru.
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Lauréat du programme Sur Mesure, Yuval Rozman a effectué une résidence à Jérusalem et en Territoires palestiniens pour travailler sur Adesh, le troisième volet de Trilogie de ma terre.